Écologie

Comment la spiritualité peut nous aider à penser la crise

L'audience de l'encyclique Laudato Si' du Pape François à travers le monde dépasse le seul univers chrétien. Sa portée universelle rejoint la nécessité d'évoquer la dimension spirituelle d'une façon qui transcende les clivages confessionnels. Antoine Arjakovsky, historien et Jean-Baptiste Arnaud, docteur en théologie, tous deux co-directeurs du département Politiques et Religions du pôle de recherche du Collège des Bernardins, expliquent dans cet article à quatre mains que c'est à partir d'une perspective oecuméniste que la spiritualité pourra dévoiler toute sa richesse et ses ressources.

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The Conversation

Dans les cercles au pouvoir, la tentation est grande de répondre aux urgences de la crise actuelle en s’appuyant sur les paradigmes anciens. Déjà le Commissariat général à la Stratégie et à la Prospective (CGSP), a publié en avril 2020 une note « Pour un après soutenable » qui, tout en faisant un appel urgent à des contributions, s’est déjà fortement positionnée sur la base d’une conception post-moderne, c’est-à-dire « non englobante », du monde.

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Un changement d’épistémologie

Il ne s’agit pas de nier tout l’intérêt d’une pensée qui a eu le mérite de montrer les limites de la rationalité moderne et qui a cherché à intégrer la notion d’incertitude dans ses conceptions interprétatives. Mais on peut s’interroger sur le fait que la consultation n’ait pas été plus représentative des courants de pensée existant en France et dans le monde.

À un moment où il est question de remodeler dans un sens plus juste la mondialisation, la vision du polyèdre du pape François, cette figure géométrique qui permet de penser à la fois l’unité du monde et la diversité des identités, pourrait apporter beaucoup à la réflexion.

Son encyclique Laudato si', qui porte sur la protection de la « maison commune » dans un esprit de justice sociale, a rayonné bien au-delà des 2 milliards de chrétiens.

La conscience spirituelle qui émane de ce texte signale l’avènement d’une pensée plus ample (« Tout est lié ») fondée sur des observations concrètes et précises. C’est pourquoi elle dispose de recommandations très pratiques. Elle révèle surtout que l’évolution de la doctrine sociale de l’Église catholique s’est opérée selon une logique œcuménique que l’on retrouve également en France et chez un grand nombre de leaders religieux de la planète.

Il est vrai que ce texte parle aussi de Dieu, le grand tabou de l’épistémologie moderne et le grand absent de l’épistémologie post-moderne. Pourtant, comme le savent la plupart des penseurs de la complexité, la conscience fonctionne selon différents niveaux qui sont structurés de façon intégratrice.

C’est la raison pour laquelle un certain nombre de personnalités telles que Edgar Morin ou Nicolas Hulot ont salué sans crainte cette encyclique.

Ajoutons que la notion même d’un Dieu comprise comme une réalité personnelle, s’auto-révélant selon différentes consciences de soi et capable d’aimer au-delà de soi-même est une réalité à la fois transcendante et immanente, divine et humaine.

Dieu n’est donc ni violent malgré ce que croient les penseurs modernes ni inexistant comme le disent les penseurs post-modernes. Il est source de sens et de salut. L’exercice de discernement que fait le pape François, à l’écoute des évènements du monde et de la Parole de Dieu, atteste du caractère universel de la révélation judéo-chrétienne, source de liberté pour tout homme, croyant ou non, en qui peut être reconnue une dimension spirituelle.

Epistémologies classique, moderne, post-moderne et spirituelle

La vision qu’on peut avoir de l’économie n’a rien de neutre. Elle révèle une conscience classique si on s’appuie sur les thèses d’Adam Smith, moderne si on se situe en continuation de la pensée de John Maynard Keynes, post-moderne si on se dit l’héritier de Milton Friedman, spirituelle si on adhère notamment aux idées de Kate Raworth. Ceci suppose qu’on dispose d’une connaissance approfondie des horizons de sens portés par ailleurs par la pensée de Kepler, de Newton, de Heisenberg et de Nicolescu, ou par la créativité de Rembrandt, Matisse, Kandinsky et Chagall.

Michel Foucault était conscient de cette nécessité. En 1966 il fit le récit dans Les Mots et les Choses du passage au XVIIe siècle de l’épistémologie symbolique à l’épistémologie conceptuelle. Il fut en mesure de le faire car lui-même avait pris distance à l’égard de la pensée kantienne et commençait à élaborer un troisième type d’épistémologie, une archéologie du savoir post-moderne fondée sur les notions de finitude, de rupture, de différence et d’incertitude. La conscience moderne, pour lui, présentait l’immense faiblesse de reposer sur la notion de continuité et donc de tradition figée.

Cette épistémologie « archéologique » de Michel Foucault a elle-même été contestée depuis une trentaine d’années par une nouvelle représentation du monde que l’on qualifie de spirituelle dans la mesure où celle-ci vise à réconcilier l’intelligence du monde, de l’humanité et de la divinité.

des théories nouvelles, en physique ou en biologie font de la personne humaine le cœur même de la conscience de l’univers et de l’histoire.

Cette épistémologie est centrée sur la conscience et cherche à associer les différentes cristallisations de la conscience classique, moderne, post-moderne et spirituelle. Le paradigme spirituel peut aussi être qualifié de « pluriversel » selon l’expression de l’anthropologue Alain Caillé, l’un des rédacteurs du Manifeste du convivialisme. Ce terme de pluriversalisme permet pour lui « de critiquer tous les relativismes communautaristes au nom de l’exigence d’une certaine universalité, et, réciproquement, de critiquer tous les universalismes abstraits au nom de leur fermeture à l’altérité et à la pluralité des voies de l’universel ».

La nouvelle épistémologie transdisciplinaire et synthétique reconnaît la personne humaine dans toutes ses dimensions et relations. Elle est à la fois traditionnelle en ce qu’elle identifie une raison créatrice supérieure à l’intelligence humaine et aussi nouvelle car elle représente un bouleversement par rapport à la conscience moderne.

Tandis que cette dernière avait chassé la personne humaine de toute position de centralité dans le champ du savoir, on constate aujourd’hui que des théories nouvelles, en physique ou en biologie font de la personne humaine le cœur même de la conscience de l’univers et de l’histoire.

Une synthèse intégratrice

En définitive, la conscience spirituelle propose une nouvelle conception d’un universel qui soit en même temps commun et personnel, qui soit relié à une histoire ne s’arrêtant pas à 1789 tout en étant ouvert aux appels de l’avenir, qui embrasse les niveaux de conscience classique, moderne et post-moderne et qui permette la libre expression des personnes et des communautés auxquelles ils sont attachés (familiale, associative, nationale, européenne, internationale).

Elle souhaite l’émancipation des individus comme les Modernes, mais elle leur rappelle que la liberté n’est pas seulement une capacité de choisir, elle est aussi un appel à servir le bien commun y compris par des comportements tels que la sobriété. Elle est donc personnaliste. La liberté ne s’arrête pas là où commence celle des autres. L’homme s’autolimite parce que sa conscience lui indique ses responsabilités.

Cette conscience spirituelle intègre aussi le sentiment d’incertitude des post-modernes. Mais si cette attitude critique à l’égard du rationalisme et du scientisme peut être justifiée, elle ne doit pas pour autant remettre en question la possibilité de la foi qui dispose quant à elle, comme l’écrit Jean‑Marc Ferry dans La raison et la foi, de ressources supérieures à la seule rationalité conceptuelle.

Les Églises et les principales traditions religieuses l’ont-elles aussi compris en s’engageant résolument au sein du mouvement œcuménique depuis plus d’un siècle.

Les experts contemporains réunis par France Stratégie qui invoquent avec raison un « devoir d’imagination » pourraient bénéficier des apports de la nouvelle épistémologie spirituelle.

D’autant qu’ils font preuve d’ouverture et de désir sincère de trouver des voies efficaces vers le bien commun. Si gouverner c’est choisir, l’État aura tout intérêt à bénéficier, à l’heure des choix douloureux, des ressources morales de la conscience spirituelle.

Cet article est republié à partir de The Conversation, sous licence Creative Commons.

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