Kundera, la sagesse de l'incertitude

Publié le
19/7/23
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L’écrivain Milan Kundera fut un des auteurs marquants du derniers tiers du XXe siècle. Écrivain de l’incertitude et de l’énigme, son œuvre, est à bien des égards représentative de la complexité de la conscience moderne. En février 2015, l’Observatoire de la modernité accueillait Bérénice Levet, docteur en philosophie et professeur à l’Ecole Polytechnique et au Centre Sèvres, pour évoquer la conception de l’art et du roman chez Kundera.

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Kundera contre la biographie

Comprendre la façon dont Milan Kundera perçoit l’art implique de penser son mépris de la biographie. Il nourrissait une profonde méfiance envers un genre dissertant selon lui sur des aspects triviaux et insignifiants de la vie de l’artiste, peignant surtout les turpitudes de l’homme au lieu de se concentrer sur l’essentiel : son œuvre.

« Kundera considère que la connaissance d’une vie n’éclaire en rien la connaissance d’une œuvre. Etablir un lien entre la vie et l’œuvre, c’est fourvoyer le lecteur quant à l’essence même de l’œuvre d’art. » Bérénice Levet

Dans Le Rideau, l’écrivain tchèque évoque les « fondements esthétiques » de chacun d’entre nous : ce serait moins les évènements qui jalonnent un destin individuel qui permettent de comprendre en profondeur un être humain que ses goûts artistiques.

Cervantès et Descartes : l’affirmation moderne du « Je »

Dans L’ Art du Roman, qui reprend la conférence de Edmund Husserl à Vienne et à Prague en 1935 sur l’identité européenne, Kundera propose sa propre vision de la modernité : au commencement des Temps modernes, il y a certes Galilée et Descartes, mais il y a aussi Cervantès. Don Quichotte représente ainsi le parallèle littéraire de la modernité.

« Kundera dira : l’individualisme européen est né et avec lui une nouvelle situation de l’art et de la culture. » Bérénice Levet

La figure de Cervantès comme fondateur du roman moderne, est mise en parallèle avec celle de Descartes, qui définit le sujet pensant comme un « Je » responsable qui interroge le monde et lui-même.

La roman, instrument de connaissance dans une modernité sans repère

Les Temps modernes se caractérisent par une dédivinisation du monde, l’homme se trouve seul face à l’univers.

Cette déstabilisation le pousse au questionnement.

La révolution de la pensée européenne est indissociable, selon Kundera, de l’émergence du roman moderne. Ce genre littéraire est par excellence celui de l’interrogation : instrument de connaissance, il doit permettre une exploration profonde et, par-là, une meilleure compréhension de la condition et de la nature humaines.

« Avec son essai, L’art du Roman, Kundera opère une révolution. Il montre comment cette passion d’interroger, de comprendre qui avait vu le jour dans la Grèce antique est relayé par l’art du roman » Bérénice Levet

C’est le roman qui pense et non les romanciers

Le roman implique une suspension du jugement et le dépassement de notre tendance instinctive à catégoriser le monde, notamment en termes de bien et de mal. Aussi Kundera ne défend pas les romans à thèse.

Le roman est un travail de dévoilement. Le romancier conquiert des espaces méconnus de l’homme. La beauté d’une œuvre est proportionnelle à sa capacité de dévoilement. Kundera déteste ceux qui réduisent un roman à des idées, à un engagement. C’est le roman qui pense et non les romanciers » Bérénice Levet.

Le personnage, sonde existentielle

Le personnage de roman ouvre de nouvelles perspectives sur les réalités humaines et ce que Kundera appelait « l’énigme du moi ».

« Le roman reste toujours attaché à ses personnages comme le cercle à son centre. Le personnage de roman est une sonde existentielle. Le propre du roman est de faire apparaître des possibilités humaines. Il y a un lien avec la philosophie de Ricoeur sur l’homme capable. » Bérénice Levet

Le roman, dans cette optique, est par essence interrogatif. Kundera le définit comme une « méditation sur l’existence au travers de personnages imaginaires ».

Le roman, la conquête de l’Être

Le seul lecteur que Kundera veut est celui qui suspend tout jugement hâtif. Cette dimension d’art du questionnement prend presque la dimension d’une quête métaphysique : le roman, c’est la conquête de l’Être. On peut rapprocher cette conception du roman, comme révélateur de dimensions nouvelles et cachées de l’humain, de cette phrase de Péguy : « Ceux qui sont grands ce sont ceux qui ont découvert des continents. Une grande philosophie est celle qui ouvre un ébranlement ».

Sagesse de l’incertitude

Pour Kundera, l’être humain n’a aucun accès à une vérité absolue et cette dernière ne saurait être un acquis définitif, mais la recherche continuelle d’une chose qui se dérobe sans cesse. Il s’agit donc d’une attitude, que Bérénice Levet qualifie de « sagesse de l’incertitude ». Kundera l'exprime dans le discours qu'il tînt à l’occasion de la remise du Prix de Jérusalem en 1985, citant un proverbe juif :

"L’homme pense, Dieu rit. Dieu rit parce que la vérité – vérité du monde comme de son propre moi - lui échappe, se dérobe ; l’homme n’est jamais ce qu’il pense être."

Enfin, Kundera s’interroge sur la place du tragique. Nous aurait-il abandonnés ? Autrement dit, serions-nous devenus incapables de soustraire la condition humaine à l’indigente alternative du bien et du mal ? A cet égard, il évoque une représentation d’Antigone dans laquelle Créon se voit « transformé en odieux fasciste » et Antigone érigée en « écrasante héroïne de la liberté » attestant par là même notre impuissance à penser deux ordres de réalité, le politique et la morale.

En valorisant la libre interrogation sur l'existence du sujet moderne, le roman n’a clairement pas sa place dans le monde totalitaire. Mais à la lumière de la réflexion de Kundera, une question se pose : est-il mieux loti, dans un monde où l’on veut des réponses simples et rapides à des questions qui ouvrent sur notre ambiguïté profonde ?

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