Julia Kristeva et Benoît XVI, "la vérité n'appartient à personne"

Publié le
20/7/23
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Promouvoir un sursaut d’humanisme en temps de haine : c’était le sens du débat organisé le 29 janvier 2019 au Collège des Bernardins par le projet Montesquieu. Ce groupe de réflexion réunit des croyants juifs, chrétiens et musulmans ainsi que des non-croyants autour de grandes questions de société. Rencontre avec l’une de ses fondatrices, l’écrivaine et psychanalyste Julia Kristeva.

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Comment est né le projet Montesquieu ?

Julia Kristeva : En 2011, le pape Benoît XVI organisait à Assise les Journées pour la paix et la justice dans le monde. Toutes les religions étaient présentes et, à leur côté, une petite délégation de non-croyants. En échangeant quelques mots avec Benoît XVI, je fus frappée par l’intense curiosité de son regard soutenu : pour cette personne, pensais-je, toute rencontre est une joie qui soulève, un événement.

Au nom de notre petit groupe, j’ai proposé « Dix principes pour l’humanisme du XXIe siècle ». En prenant ensuite la parole, le pape m’a semblé résumer notre engagement de paix et de justice face aux tensions du monde par cette idée inoubliable : « Nul n’est propriétaire de la vérité. » En rentrant, je confiais mon émotion à mon ami Antoine Guggenheim, alors directeur du pôle de recherche du Collège des Bernardins, à Michel de Virville, aujourd’hui directeur honoraire du Collège, et à Richard Prasquier, alors président du Crif.

En échangeant quelques mots avec Benoît XVI, je fus frappée par l’intense curiosité de son regard soutenu : pour cette personne, pensais-je, toute rencontre est une joie qui soulève, un événement.

Début 2012, l’affaire Merah éclatait en France, entraînant une recrudescence de racisme, d’antisémitisme et d’islamophobie. « Nul n’est propriétaire de la vérité » devint la devise du projet Montesquieu.

Quel est son objectif ?

J.K. : Là encore, les propos du pape tenus à Assise sont notre manifeste : « Il s’agit […] de nous retrouver ensemble [croyants et non-croyants] pour s’engager résolument pour la dignité de l’homme et servir ensemble la cause de la paix contre toutes sortes de violences destructrices du droit. »

Le pape m’a semblé résumer notre engagement de paix et de justice face aux tensions du monde par cette idée inoubliable : « Nul n’est propriétaire de la vérité. »

Le groupe réunit une grande diversité de profils : est-ce un critère ?

J.K. : On y trouve en effet l’imam Tareq Oubrou, Jean-Paul Delevoye, aujourd’hui haut-commissaire à la réforme des retraites, mais aussi le rabbin Yann Boissière ou le père Éric Morin… La diversité des profils est une caractéristique du groupe.

Dans mon travail, je reviens souvent à Duns Scot, qui affirmait au XIIIe siècle que la vérité ne réside pas dans les idées abstraites ni dans la matière opaque, mais dans cet homme-ci, dans cette femme-là. Nous sommes cette personne-ci, cette personne-là et nous essayons de croiser nos questionnements.

Tout en représentant différents courants de pensée et sans être mandatés par aucun, nous avons le souci du temps présent et la volonté de penser les impasses (la question de l’identité, de l’étrangeté, de la nation…). Surtout, nous cultivons un esprit analytique grâce auquel nous acceptons de questionner nos traditions respectives, religieuses ou humanistes, reconnaissant leurs apports sans les crisper dans des fondamentalismes. Le groupe se structure aussi au gré de l’actualité. Par exemple, en 2013, nous avons invité Vincent Peillon à nous rejoindre pour évoquer l’enseignement des religions à l’école.

Je pense qu’il importe aujourd’hui de cultiver un esprit analytique grâce auquel il est possible de questionner nos traditions respectives, religieuses ou humanistes, reconnaissant leurs apports sans les crisper dans des fondamentalismes.

Quel regard portez-vous sur le contexte actuel ?

J.K. : Les attentats qui ont marqué les années 2010 ont aggravé la réception sociale de la question interreligieuse. La certitude nihiliste des uns croise l’exaltation fondamentaliste des autres et la République se trouve depuis devant un défi historique, qui touche au fondement du lien entre les humains.

Sommes-nous capables d’affronter cette crise de la croyance ? Nos sociétés sécularisées ont négligé le besoin de croire et oublié la richesse des valeurs véhiculées par l’histoire religieuse de l’humanité. Lorsque j’écoutais les Gilets Jaunes, ce qui m’avait frappée était la permanence d’un besoin de croire que rien n’assouvit. « On ne croit pas » clamaient-ils : en aucune religion, aucune idéologie et surtout en aucune parole politique.

Sommes-nous capables d’affronter cette crise de la croyance ? Nos sociétés sécularisées ont négligé le besoin de croire et oublié la richesse des valeurs véhiculées par l’histoire religieuse de l’humanité.

Mais Homo sapiens est un Homo religiosus. Je suis persuadée qu’en prenant au sérieux ce besoin de croire, nous pourrions mieux affronter les dérives intégristes des religions d’une part et les impasses des sociétés sécularisées d’autre part. Le projet Montesquieu essaye de mettre en perspective ce besoin de croire grâce à la philosophie, aux sciences humaines ou à la psychanalyse, et grâce au débat entre croyants des trois monothéismes.

Que vous apportent les réunions du groupe Montesquieu ?

J.K. : Je ne vis pas mon implication au sein de Montesquieu comme un « engagement » social ou politique, mais comme une expérience qui me permet de mettre ma pensée en mouvement, qui la stimule. Chacun arrive avec son ego mais, progressivement, le dialogue s’instaure, les partis pris s’assouplissent, se rénovent et s’harmonisent. Cette polyphonie va à contre-courant de la dépression nationale génératrice de colères et de haines. Elle me confirme dans ma vision de la complexité humaine, sans laquelle l’humanisme ne serait qu’une illusion insoutenable.

Homo Sapiens est un Homo religiosus. Je suis persuadée qu’en prenant au sérieux ce besoin de croire, nous pourrions mieux affronter les dérives intégristes des religions d'une part et les impasses des sociétés sécularisées d'autre part.

Le projet Montesquieu a pris la parole en public pour la première fois lors d’un Mardi des Bernardins en janvier.

J.K. : Depuis la création de Montesquieu, nous sommes persuadés que les sujets que nous développons ont vocation à être partagés. Nous souhaitons que chacun se sente autorisé à ouvrir le débat sur les questions qui touchent aux religions, aux discriminations, à l’islamophobie ou à l’antisémitisme. L’an passé, la question interreligieuse s’est incarnée à travers un conflit médiatisé entre deux textes, celui de Philippe Val et la réponse de l’imam Tareq Oubrou.

Nous avons voulu montrer que les questions épistémologiques profondes que nous abordons sont étroitement liées à des blessures sociales très concrètes et actuelles, qui jaillissent sur l’actualité. Nous avons choisi d’inviter les deux protagonistes de cet échange épistolaire médiatisé pour y apporter des éclaircissements, exposer les désaccords et trouver des pistes de convergence.

Pourquoi avoir choisi le Collège des Bernardins ?

J.K : Je pense que l’humanisme n’est possible que s’il reconnaît et réévalue sa dette envers le christianisme. Le christianisme, notamment catholique, est parvenu à appréhender la complexité de l’humain, avec cet espoir grave, tragique et comique, inimitable : « Je suis devenu question à moi-même. »

Je pense que l’humanisme n’est possible que s’il reconnaît et réévalue sa dette envers le christianisme. Le christianisme, notamment catholique, est parvenu à appréhender la complexité de l’humain, avec cet espoir grave, tragique et comique, inimitable : « Je suis devenu question à moi-même. »

L’humanisme est en ce sens un enfant rebelle du christianisme : la pensée comme interrogation, nous la devons à l’héritage grec, juif et chrétien. Il ne s’agit pas d’une pensée calculante, démonstrative ou systémique, mais d’une pensée comme mise en question. C’est peut-être cela que je percevais à travers le regard de Benoît XVI lors de notre rencontre à Assise.

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