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Société

La "fin de vie" : de quoi parle-t-on ?

Publié le
14/12/23

Voilà plus d’une année que la consultation citoyenne sur la fin de vie a été lancée, et alors même qu’un projet de loi encadrant l’euthanasie avait été annoncé pour septembre 2023 par le chef de l’Etat, désireux de faire de la fin de vie une mesure phare de son mandat, le calendrier et le contenu de cette nouvelle juridiction demeurent flous… Les français veulent-ils vraiment de cette loi ? La fin de vie continue de diviser tant les politiques que les professionnels de la santé, qui n’ont de cesse d’alerter sur les enjeux éthiques au cœur de ce projet. Des débats certes déjà anciens, mais constamment réactualisés par la demande croissante de liberté et d’autonomie de nos sociétés contemporaines, par les mutations de notre rapport à la mort, par le glissement sémantique de la "dignité humaine". Pour débattre sur ce sujet brûlant, le Collège des Bernardins a accueilli Haïm Korsia, Grand-Rabbin de France, et Raphaël Enthoven, essayiste et éditorialiste pour la revue Franc-Tireur.

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Laetitia Calmeyn, ancienne infirmière en soins palliatifs et enseignante de théologie morale au Collège des Bernardins, appelle à la suite de Jean-Paul II à « une culture de la vie ». Comment comprendre que la valeur de la vie, ce bien commun à toute l’humanité, soit désormais devenue une donnée incertaine ?

Les débats récents autour de la fin de vie ont montré à quel point il est difficile de s’accorder à un niveau sociétal sur la valeur de la vie et sur la dignité humaine. Certains vont défendre l’euthanasie par respect de la dignité (souvent comprise en termes d’autonomie) d’autres vont se référer à la notion de dignité pour promouvoir l’accompagnement des personnes en fin de vie. Les mots utilisés sont les mêmes mais la signification qu’on leur donne est radicalement différente. Ainsi en est-il aussi concernant le mot « vie » : certains y verront un donné biologique, d’autres une médiation relationnelle ou encore une expression sacrée.

1.    Un problème de langage ?

Permettez-moi de reprendre une analyse du Cardinal Vingt-Trois sur l’évolution de la culture et qui donne de comprendre un peu ce qui se joue :

« Nous vivons essentiellement dans une culture agnostique, c'est-à-dire que la référence à Dieu, - on peut même partir d’un peu plus loin, la référence à la métaphysique et a fortiori la référence à un Dieu personnel révélé -, n'est plus constitutive du débat intellectuel. Car nous voyons bien par l'évolution de notre culture et de notre société, comment l'occultation ou le refus de cette référence transcendante aboutit à la déstructuration de la vérité et à une théorisation d'une connaissance de la post-vérité, c'est-à-dire une vérité qui est devenue complètement aléatoire et fragmentaire. C'est un grave problème pour l'humanité. C'est une grande difficulté, non seulement pour les philosophes qui finalement continuent à survivre vaille que vaille, en théorisant ce qu’il se passe, mais c'est surtout une grande question pour l'équilibre de l'existence humaine, pour la possibilité des hommes de réfléchir sur ce qu'ils vivent, sur le temps qu'ils vivent, sur les idées auxquelles ils sont confrontés, et de comprendre un peu comment ils peuvent eux-mêmes se situer et trouver un appui solide à la recherche de la vérité[1] ».

Si, comme le rappelait le Cardinal, il n’y a plus de rapport objectif à la vérité, c’est au risque de se trouver livré à sa seule subjectivité. Notre époque est très marquée par une approche subjectiviste de la réalité. C’est le sujet qui détermine, selon des critères qui lui sont propres, ce qui est important ou pas, ce qui est bien ou ce qui est mal.

Le rapport à la vérité, le rapport à un bien objectif est décisif pour donner à nos vies une orientation, un sens à nos engagements.

Le bien objectif est ce qui donne aux mots que l’on utilise un contenu, au langage une portée. Il est assez frappant de constater que le nombre de mots habituellement utilisés baisse. Ce rétrécissement du champ lexical ne serait-il pas une des causes d’un mode d’expression de moins en moins articulé ? Que se passe-t-il lorsque les mots font défaut pour exprimer ce que l’on vit ? On se laisse déborder par les émotions. C’est pourquoi ce sont souvent les émotions qui finissent par orienter la vie des gens.

De façon générale, le rapport fictif à une post-vérité ne va pas favoriser la communication mais la rendre plus opaque, il y a un retentissement immédiat au niveau des relations et des engagements.

2- De la vie de la culture à la culture de la vie

Dans son encyclique Evangelium Vitae (1995) – qui aborde les questions liées au début et à la fin de vie – Jean-Paul II nous appelle à passer de la vie d’une culture à « la culture de la vie ».

La vie est cette réalité objective et dynamique qui permet d’orienter nos engagements au service d’une culture respectueuse de toute personne.

La biographie du saint pape témoigne de la façon dont il a lui-même vécu ce passage.  Pendant l’occupation nazie, Karol Wojtyla, alors étudiant en lettres, faisait partie d’une troupe de théâtre clandestine. Une manière de résister au régime totalitaire consistait à faire vivre la culture polonaise. Le théâtre, la poésie, la littérature, l’art peuvent témoigner de la beauté de la vie humaine à travers ses passions, ses combats, ses drames et sa joie. L’objectif était de donner au langage un nouvel élan pour que la littérature, l’art, etc. subsistent pour communiquer la valeur de la vie. Mais devant l’expression du mal, les atrocités de la guerre, et le sacrifice de tant de vies humaines, se posait de plus en plus une autre question : « comment être témoin de la dignité de la vie humaine ? ».

Cette vie qui nous relie les uns aux autres est au fond le seul bien commun que nous ayons.

L’amour des lettres et de la philosophie donnait à réfléchir, pouvait inspirer l’action humanitaire, mais ne suffisait plus. Comment permettre à l’homme de redécouvrir ce don infini de la vie et sa vocation à être le gardien de ce don ? Ce questionnement retentira au plus profond de lui-même comme un appel à être témoin de l’amour de Dieu et de Sa vie en La donnant. Seule une vie donnée semble ouvrir l’accès au mystère de la personne humaine, à sa dimension sacrée et donc à sa dignité.

Une vie donnée manifeste que la vie est un don, et la reconnaissance du don de la vie permet d’entrer toujours davantage dans cette offrande : que l’on soit célibataire, époux, père ou mère de famille, enfant, prêtre, évêque ou consacrés, que l’on soit très malade ou le plus grand des meurtriers… le don de la vie, de notre vie, est une réalité à laquelle on peut avoir accès ici et maintenant en la donnant, c’est-à-dire en faisant l’expérience de ce don auprès de nos frères.

« Par euthanasie au sens strict, on doit entendre une action ou une omission qui, de soi et dans l’intention, donne la mort afin de supprimer ainsi toute douleur. L’euthanasie se situe donc au niveau des intentions et à celui des procédés employés » (Jean-Paul II, EV 65)

La vie est cette réalité objective et dynamique qui permet d’orienter nos engagements au service d’une culture respectueuse de toute personne. La culture est au service de la vie dans laquelle elle s’enracine. C’est la culture de la vie qui permet la vie de la culture et non pas l’inverse.

3-     D’une « mort douce » à l’Evangile de la Vie

Reprenons la définition que donne Jean-Paul II de l’euthanasie dans l’encyclique Evangelium vitae « Par euthanasie au sens strict, on doit entendre une action ou une omission qui, de soi et dans l’intention, donne la mort afin de supprimer ainsi toute douleur. L’euthanasie se situe donc au niveau des intentions et à celui des procédés employés[2] » (cf. EV 65).

Cette « douce mort » est illusoire puisque le geste consiste à accélérer le processus [...] En court-circuitant le processus naturel, elle accentue la souffrance jusqu’au bout.

Si provoquer la mort par anticipation « en mettant fin ainsi « en douceur » à sa propre vie ou à la vie d’autrui pourrait paraître dans certaines conditions une attitude logique et humaine, en réalité elle se révèle « absurde et inhumaine » (cf. EV 65). Cette « douce mort » est illusoire puisque le geste consiste à accélérer le processus.

Ayant travaillé comme infirmière en Belgique, j’ai plusieurs fois du constater la mort d’une personne qui avait été euthanasiée. Face à l’expression de ceux qui avaient ainsi expiré, je doute très sérieusement que ce geste brutal évite la souffrance. Il me semble, à l’inverse, qu’en court-circuitant le processus naturel, elle l’accentue jusqu’au bout.

L’autorité d’une personne vient précisément de ce rapport à la vie en tant qu’elle est le premier bien commun qui fonde une société. [...] Légitimer l’euthanasie équivaut à renoncer à sa nécessaire édification . 

« Il faut distinguer de l’euthanasie la décision de renoncer à ce qu’on appelle 'l’acharnement thérapeutique", c'est-à-dire à certaines interventions médicales qui ne conviennent plus à la situation réelle du malade, parce qu’elles sont désormais disproportionnées par rapport aux résultats que l’on pourrait espérer ou encore parce qu’elles sont trop lourdes pour lui et pour sa famille. Dans ces situations, lorsque la mort s’annonce imminente et inévitable, on peut en conscience renoncer à des traitements qui ne procureraient qu’un sursis précaire et pénible de la vie, sans interrompre pourtant les soins normaux dus au malade en pareil cas…renoncement à des moyens extraordinaires ou disproportionnés n’est pas équivalent au suicide ou à l’euthanasie ; il traduit plutôt l’acceptation de la condition humaine devant la mort. Dans la médecine moderne, ce qu’on appelle les« soins palliatifs » prend une particulière importance » (cf. EV 65).

Ces soins sont destinés à accompagner la personne en fin de vie avec un traitement anti-douleur approprié qui peut aller si nécessaire jusqu’à une sédation continue ou discontinue.  

« Il faut distinguer de l’euthanasie la décision de renoncer à ce qu’on appelle 'l’acharnement thérapeutique" » (Jean-Paul II, EV 65)

Cette vie qui nous relie les uns aux autres est au fond le seul bien qui nous est vraiment commun.

C’est un bien objectif sur lequel chacun peut veiller et que l’on peut faire grandir. La créativité, la fécondité d’une société, vient de ce rapport à la vie telle qu’elle jaillit au cœur de la vulnérabilité. La vulnérabilité, la fragilité, chacune de nos limites se présentent à chacun et à tous comme un pari pour la vie. Plus on découvre la profondeur de la vie d’une personne à travers ses limites et plus on peut veiller à faire grandir ce bien qui lui appartient et qui nous est commun, dans tous les domaines de la société : la famille, l’économie, la politique, la culture, la religion. Le rapport à la vie est décisif pour le développement humain d’une société.

Face à la limite personnelle, familiale, sociétale… il y a un choix à poser : soit on s’enferme en elle en cherchant comment la repousser ou la faire disparaître, soit on l’intègre à partir d’une dynamique de vie plus profonde, qui enrichit nos liens sociaux.

Comment comprendre que la proposition de loi sur l’euthanasie intervient alors que la loi concernant les soins palliatifs n’a pas encore été réellement mise en œuvre ?

L’autorité d’une personne vient précisément de ce rapport à la vie en tant qu’elle est le premier bien commun qui fonde une société et qui lui donne sa vitalité. Plus une personne est au service de la vie et du bien, plus elle participe aux fondements d’une société.

Ce qui nous manque aujourd’hui ce sont des hôpitaux, des entreprises, des établissements scolaires, des systèmes financiers et technologiques qui s’inscrivent dans ce service de la vie.

4-    De l’intérêt général à la communion  

Légitimer l’euthanasie équivaut à renoncer à la nécessaire édification d’une société. C’est signer l’abandon de chaque personne à elle-même. Cette démission politique vis-à-vis de la personne vulnérable introduira davantage chacun dans un abîme d’angoisse et de violence.

Comment comprendre en effet que la proposition de loi sur l’euthanasie intervient alors que la loi concernant les soins palliatifs n’a pas encore été réellement mise en œuvre ?

Face à la limite personnelle, familiale, sociétale… il y a un choix à poser : soit on s’enferme en elle en cherchant comment la repousser ou la faire disparaître, soit on l’intègre à partir d’une dynamique de vie plus profonde, qui enrichit nos liens sociaux.

La perte dans nos sociétés du sens de la vie, du bien commun, nous enferme dans ce que le monde politique appelle « l’intérêt général ». S’il n’y a plus de bien objectif qui nous est commun, le risque alors est de tomber de plus en plus dans le subjectivisme, le relativisme. La référence n’est plus le bien mais l’intérêt de chacun, ce qui devient rapidement l’intérêt du plus grand nombre, ou du petit nombre des puissants. Jean-Paul II n’a pas hésité à voir dans
l’« alliance » de la démocratie et du relativisme un totalitarisme sournois[3].  (cf. Encyclique Veritatis splendor n. 101).

La perte dans nos sociétés du sens de la vie, du bien commun, nous enferme dans ce que le monde politique appelle « l’intérêt général ». 

Il y a une vingtaine d’années il y a eu en Belgique la dépénalisation de l’euthanasie. L’euthanasie est très vite devenue une proposition à l’intérieure des soins palliatifs et plus largement une proposition médicale. Je me permets d’attirer l’attention sur l’évolution très rapide de la loi et ce qu’elle génère. La loi concernait d’abord l’exception : la personne en fin de vie (stade terminal) dont les douleurs ne pouvaient pas être soulagées. Ensuite on est passé à l’extension de l’euthanasie dans le cas de maladie incurable, et ensuite dans le cas de souffrances qui l’on considère comme ne pouvant pas être soulagées. Il y a 9 ans l’euthanasie s’est étendue aux mineurs…

La mort nous enseigne quelque chose de fondamental : on ne peut accomplir notre vie par nous-mêmes, elle ne s’accomplit qu’à travers autrui.

Voici ce qui arrive quand, du point de vue législatif, on ouvre la voie de l’exception : au mal et à la mort. On finit par confondre le bien et le mal, la vie et la mort. Si la ministre de la santé de l’époque ose parler en termes de progrès… il ne peut s’agir que d’un progrès en termes de déshumanisation d’une société, de perte du sens des liens humains, de ce qui nous unit à travers les limites et jusque dans la mort.  

La mort nous enseigne quelque chose de fondamental : on ne peut accomplir notre vie par nous-mêmes, elle ne s’accomplit qu’à travers autrui. L’achèvement de ma vie, comme de tout acte est le lieu précis où je me confie à autrui. Lorsque nous mourrons, on se confie à Dieu et aussi à cette humanité qui poursuivra à sa manière ce que nous avons commencé. Malgré l’épreuve de séparation, la mort laisse apparaître avec force les liens qui nous unissent.

A travers ma mort comme à travers toute limite, je peux choisir d’aimer jusqu’au bout et de donner la vie. Cette liberté est ce qui caractérise notre humanité. Elle ne dépend pas de mes capacités physiques ou psychologiques, mais plus simplement de ma relation à Dieu.

Mon corps est le résumé de toute mon histoire, mais aussi de l’histoire partagée avec toute l’humanité. Les traits qui me caractérisent expriment quelque chose de cette histoire commune. Je peux donc faire de chacune de mes limites, de ma maladie, de mon handicap, de ma vieillesse, de ma mort un moyen pour aimer davantage et pour donner la vie. Ce geste intime et secret retentit sur toute l’humanité.


[1] A. Vingt-Trois, Leçon inaugurale pour la Faculté Notre Dame, Paris,septembre 2015.

[2]Jean-Paul II, Lettre encyclique Evangelium Vitae, 1995, n. 65.

[3]Jean-Paul II, Lettre Encyclique Veritatis Splendor, 1993, n. 101.

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