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Technologie

Être parent face à la connexion numérique

Publié le
21/6/21
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Pour Gilles Vernet, le numérique est devenu un « paradis sûr » pendant le Covid. En observant ses élèves de Cm2, cet instituteur, auteur et cinéaste confirme pourtant qu’il abîme la capacité à s’exprimer et à rester en « résonnance ».

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Comment les jeunes ont-ils appréhendé les outils digitaux pendant la crise du Covid ?

Pendant la crise, on a appris à coexister au sein de la sphère familiale, tous connectés à Internet, mais de moins en moins entre nous. Depuis on revient à la raison mais cette crise a considérablement accru l’emprise du numérique sur nos vies. Certains usages se sont ancrés dans nos vies professionnelles et personnelles.

Avec le confinement et le retranchement sanitaire chez soi, le numérique est apparu comme un « safe heaven », un paradis sûr, sur lequel on pouvait toujours compter pour continuer à échanger et qui ne risquait pas de nous contaminer. Pour eux, ça a été une catastrophe.

A partir de 2010 déjà, au moment où les smartphones et les tablettes se généralisaient, j’ai constaté chez mes élèves une difficulté croissante à rester concentrés, une perte d’attention en générale et surtout une incapacité à attendre, à accepter le vide, cet « ennui » propice à l’imagination. Progressivement ils disposaient de moins en moins de mots pour s’exprimer, mais aussi d’expressions et de structures syntaxiques.

Concernant le numérique, vous parlez de « loup dans la bergerie». Quel est ce loup exactement ?

Le loup dans la bergerie c’est le smartphone ! Il est entré dans nos vies, comme par effraction, nous connectant jusque dans le cocon familial, professionnel et notre sphère la plus intime.

Face à cela, les élèves témoignent de leur solitude familiale lors de nos débats. Ils font continuellement face à des regards captivés par leurs écrans. Ils n’ont souvent d’autre choix que de s’y jeter à leur tour, et de tomber pour beaucoup d’entre eux dans une addiction qui nuit à leur plein développement et à leur confiance en eux-mêmes.

Alors il y a bien sûr des effets positifs quand les enfants sont guidés par leurs parents et qu’ils vont consulter des contenus enrichissants ou divertissants mais malheureusement ce n’est pas l’utilisation du numérique qui est faite le plus généralement.

Vous soulignez que l’enjeu numérique sous-tend une question spirituelle.

J’interviens souvent en conférences dans le cadre de l’enseignement catholique, auprès des élèves comme des chefs d’établissement, car une question particulière s’y pose : comment maintenir vivant le lien à l’intériorité, à la prière, à Dieu, bref ce religere qui est le cœur battant de toute religion ?

L’idée clé est d’alterner les rythmes pour réserver des temps déconnectés, dédiés à la « résonnance » comme le plaide Hartmut Rosa : résonnance avec ses proches, résonnance avec la Nature, avec l’art ;

autrement dit pour entrer en relation avec le monde en dehors du truchement des écrans. Sinon nous risquons d’oublier que le virtuel n’est que partiellement réel…

N’y a-t-il de salut que dans la déconnexion ?

Dans un monde interconnecté et de plus en plus digital, la déconnexion totale n’est pas une option.

Tout l’enjeu tient dans ces deux mots : choix et mesure.

Les écrans sont omniprésents et trop souvent enfants comme adultes se connectent aux écrans plus par habitude que par choix véritable. Il y a aussi des techniques addictives savamment mises en œuvre par les petits génies de la Silicon Valley. En prendre conscience aide à sortir de la culpabilité et à reprendre son destin en main.

Vous travaillez avec vos élèves sur « la déconnexion heureuse » un film pour Public Sénat. A vous entendre en parler, ce projet a une dimension presque politique...

Ce film est né d’une impérieuse nécessité à force de constater, année après année, les effets délétères de l’envahissement numérique sur mes élèves. Que veut un professeur sinon l’émancipation – intellectuelle, affective et matériel – de ses élèves pour qu’ils deviennent des citoyens responsables et épanouis ?

Tout mon engagement en tant qu’instituteur est d’apprendre à mes élèves à bien exprimer leur pensée, leurs réflexions et leurs émotions. Une société dont les citoyens ne disposeraient plus de suffisamment de mots pour élaborer leur pensée, partager leurs émotions – hors émojis – ou définir leurs choix politiques et sociétaux me paraît cauchemardesque. Comme le disait Pierre Bourdieu le capital langagier est un instrument de pouvoir à l’image du capital financier.

Le documentaire filmera leurs réflexions communes en classe, puis leur proposera une expérience inédite : passer dix jours d’hygiène digitale, au vert. Dans cet écrin de nature, loin de l’agitation citadine, tout écran éteint, les enfants témoigneront des effets produits, du manque jusqu’à la redécouverte les plaisirs simples des interactions vivantes.

Gilles Vernet est venu aux Bernardins le 1er février 2023 dans le cadre d’un cycle d’émissions renregistrées en partenariat avec RCF sur le thème : « comment construire une parentalité positive ? ». Il était aux côtés de Florent Souillot, co-fondateur de l’association « Lève les yeux »

Biographie de Gilles Vernet

Ancien trader dans les grandes banques internationales, Gilles Vernet a tout quitté en 2001 après avoir appris que sa mère était atteinte d’une maladie incurable. Il a écrit des scénarii pour la télévision et est devenu instituteur, auteur et cinéaste. Il a réalisé le film « Tout s’accélère » sorti au cinéma en en 2016 dans lequel ses élèves s’interrogent sur le sens de notre course contre le temps. Le film a été plébiscité par le public et la critique. Il a également réalisé « À nous l’opéra ! » qui interroge la place de l’art dans l’éducation en retraçant la fabuleuse aventure de sa classe qui a écrit et monté un opéra-ballet mythologique en collaboration avec l’Opéra de Paris.

Il donne aujourd’hui des conférences sur ces questions, ainsi que sur l’impact du numérique sur l’éducation et notre perception du temps.

Il a publié chez Bayard en février 2021 « Tout l’or du monde », véritable hymne à l’enseignement et mise en abime de la prépondérance de l’argent dans notre monde et dans nos vies.

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