Le cri de la terre est une invitation à se réinventer
Explorer l'origine religieuse de l'indifférence à la crise du vivant : telle est l'ambition du séminaire « Les sources de l'insensibilité écologique », Experts de toutes disciplines s'y retrouvent pour fonder une théologie de l'après- Laudato si. Entretien avec ses directeurs, Bruno Latour et le père Frédéric Louzeau.

Pourquoifaut-il repenser la théologie après l'encyclique du pape François Laudatosi'?
F. Louzeau. Laudato si' a été un choc.Avant ce texte, la plupart des théologiens catholiques français ne s'étaientjamais intéressés à la question de la Terre. Encore aujourd'hui, nous sommespeu nombreux. Texte poétique, l'encyclique développe entre autres l'image trèsfrappante d'un cri de la Terre. Avant ces mots du pape François, on ne m'avaitjamais appris que la Terre criait et qu'elle criait avec les pauvres. Cetteidée, nous n'avons pas fini d'en déployer toutes les implications.
B. Latour. Le lien entre les questions socialeset la question écologique était inédit en effet. C'est l'originalité politiqueet théologique extrême de Laudato si'.
Qu'est-cequi vous a poussés à aborder l'écologie sous l'angle de l'insensibilité ?
B. L. Je m'intéresse aux affectspolitiques et religieux tels qu'ils interviennent dans la réaction face à lacrise de la Terre. L'encyclique du pape m'a donné envie de creuser cettequestion. Quand j'ai rencontré Frédéric, l'idée d'interroger l'insensibiliténous a tout de suite paru d'une importance capitale. Pourquoi sommes-nousapathiques et insensibles au cri de la Terre? Nous faisons venir desscientifiques, des philosophes, des historiens et des artistes, pas forcémenten relation avec l'Église, pour réfléchir aux causes de cette insensibilité. Nousnous sommes aperçus que la théologie s'est beaucoup élaborée de manièreanthropocentrique, sans prendre en compte le cosmos. Il n'y a pas, dans latradition chrétienne, vraiment d'autre ressort que celui du salut des hommes.
Pourquoi lemot « écologie » et l'image d'une « maison commune » posent-ils problème selonvous ?
B. L. L'écologie est centrée sur une idéede la nature qui, dans la tradition occidentale moderne, exclut le social. Dece fait, l'écologie n'intègre pas la situation existentielle des humains.L'image d'une « maison commune », quant à elle, fait débat. Développée par lecourant écologiste et reprise dans l'encyclique du pape François, elle nereflète pas vraiment la situation. Emanuele Coccia l'a très bien montré dans leséminaire: il y a quelque chose de timide et de faux dans l'idée d'une oikois,d'une maison. Entre autres, parce que ce qui est extérieur à la maison estaussi concerné par les défis actuels. Ni la nature, ni l'idée de maison ne sontdonc des concepts appropriés pour penser la découverte et le cri de la Terre.
Est-ce làque le concept de Gaïa entre en jeu ?
B. L. Tout à fait. Le mot Gaïa,qui désigne à l'origine une figure mythologique, a été repris dans les années1970 par les scientifiques James Lovelock et Lynn Margulis pour désigner unethéorie qui commence tout juste à gagner en notoriété. Cette théorie invite àconsidérer la Terre et tous les êtres qui la peuplent comme un systèmedynamique et autorégulateur - une sorte de superorganisme. Elle ne nous est pasextérieure, matérielle et solide. Elle n'est pas indifférente à nostransformations. Elle est vivante, fragile et, surtout, elle dépend de ce qu'onfait et elle y répond. Nous nous situons en son sein et non pas sur elle. Avecce concept, on dépasse l'idée de Terre comme simple surface, qui est pourtantissue de l'expérience la plus concrète que nous ayons d'elle. Ce concept nouspermet d'espérer sortir du paradoxe suivant: nous parlons de la nature qui estd'une immensité cosmique alors que notre expérience de Gaïa est infinimentréduite et minuscule.
Comment seplace la théologie face à Gaia ?
F. L. Affiner cette position et lacomprendre es justement au cœur de notre séminaire, et fer même l'objet d'uncolloque les 6 et 7 février prochains, intitulé « Gaïa face à la théologie,l'enjeu religieux de la mutation climatique ». Le concept de Gaïa nousconfronte au fait que la théologie a, depuis des siècles et jusqu'à maintenant,toujours été très anthropocentrée. Il nous oblige à repenser la théologie poury introduire un nombre important d'êtres vivants qui en étaient jusqu'alorsabsents.
B. L. Gaïa apporte en outre un éclairagenouveau sur le dogme de l'incarnation. Il invite à poser la question : dansquoi se fait l'incarnation? Elle ne se fait pas seulement dans le monde, ellese fait dans une Terre vivante. Nous avons tout intérêt à comprendre ce qu'estcette Terre vivante pour comprendre l'idée d'incarnation, centrale dans lareligion chrétienne. L'ère de l'anthropocène accélère et met sous contraintecette nécessité que nous ressentons de repenser la théologie à l'aune de Gaïa.
La théologieest-elle capable de promouvoir un rapport d'empathie avec le vivant ?
B. L. Pour moi, il ne s'agit pas vraimentd'un problème d'empathie, mais plutôt de compréhension de ce dans quoi on est.Quel est le monde dans lequel le salut est advenu ? Peut-être que le salut setrouve dans le fait d'atterrir. Face à Gaïa, la théologie peut déciderd'ignorer le vivant, c'est ce que fait la majorité. Elle peut tout aussi bienécouter l'injonction prophétique de Laudato si' et de Greta Thunberg.Elle peut enfin se remettre au travail. Se redéfinir comme elle l'a toujoursfait, que ce soit face aux grandes questions sociales du XIXe siècle ou face àla décolonisation au XXe siècle. Le cri mêlé de la Terre et des pauvres est uneinvitation à se réinventer. C'est une crise, mais c'est aussi une opportunité.F. L. Pour promouvoir ce rapport de compréhension avec le monde, il faut seposer certaines questions. Par exemple sur la liturgie : la prière universelleest-elle si universelle qu'elle le prétend ? Dans une prière universelle ausens traditionnel, on ne parle que d'humains. On peut entendre la prièreuniverselle tout autrement lorsqu'on y intègre non seulement la diversitésociale des humains, mais aussi les éléments. Favoriser cette universalitésuppose de réaffirmer l'ancrage territorial des paroisses, de réintégrer laprière dans le cadre matériel vivant dont elle dépend et qui dépend d'elle.
Pourquoirecourir à de nouvelles formes d'expression pour réinventer notre rapport à laTerre?
F. L. L'irruption du concept de Gaïa oblige à de profondes modifications dans les métaphores qui servent depuis toujours à l'expression de relations entre le ciel, la Terre, la vie, l'enfer, l'avenir, le salut, l'éternité… Ces relations sont exprimées de mille façons dans les psaumes, prières, cantiques et rituels. De simples conférences ne suffiront pas à modifier ces métaphores pour leur faire intégrer le concept de Gaïa ou même les enjeux de la mutation climatique. Nous devons faire des tentatives, collectivement, quitte à se tromper et à tout reprendre. C'est pourquoi nous avons intégré des ateliers d'écriture au sein du colloque prévu en février. En explorant de nouvelles formes d'expression, ils visent une réinvention collective. Dans la même idée, Bruno Latour collabore avec Frédérique Ait-Touati sur la conférence-performance Moving Earths, qui sera représentée au Collège des Bernardins le 6 février.
B. L. Moving Earths met en parallèle l'affaire Galilée et ce qu'on peut appeler « l'affaire Gaïa ».Galilée avait provoqué une rupture épistémologique sans précédent avec cette idée simple mais révolutionnaire : la Terre se meut. L'hypothèse scientifique et mythique de James Lovelock et Lynn Margulis est de la même ampleur et postule que « la Terre s'émeut », pour reprendre une formule de Michel Serres. L'art accompagne cette compréhension du monde qui est indispensable à notre réinvention.
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