Mardis des Bernardins
SAVOIR ÉCOUTER, SAVOIR SE PARLER
L’élargissement des formes de communication impacte nos manières d’échanger.
Entre SMS, messageries vocales ou réseaux sociaux, communiquer au travers de bulles, de filtres et d’interfaces numériques modifie la temporalité de toutes nos interactions tout en appauvrissant nos conversations directes. L’immédiateté est la nouvelle règle du jeu.
Alors comment se comprendre si nous nous écoutons de moins en moins ? Ecouter n’est-ce pas accepter de se mettre à disposition pour se comprendre ? Si l’expérience sensorielle du son crée un échange, quelles sont les bonnes pratiques de l’écoute et du dialogue ?
Intervenants
- Leili Anvar, maîtresse de conférences en langue et littérature persanes, co-porteuse du projet Schubert Rûmi dont un extrait sera proposé pendant cette soirée.
- François Bert, ancien officier parachutiste à la légion étrangère, fondateur de l’école du discernement,
- Père Jean-Philippe Fabre, docteur en théologie, directeur des Cours Publics au Collège des Bernardins,
- Layla Ramezan, pianiste, porteuse du projet « Schubert Rûmi, langage de l’invisible, chant de l’indicible »,
Le débat sera animé par Xavier Cazard, fondateur de la Maison de la Conversation.
Pour son édition 2023 la semaine du son / UNESCO se déploie sur le thème Savoir écouter, savoir se parler. Comment entendez-vous cette proposition ?
Leili Anvar
J'ai envie de répondre en partant des deux mots employés dans la question : entendre et écouter. Pour entendre dans le sens de comprendre, il s'agit de ne pas se contenter d'entendre dans le sens d'une audition sans attention, mais de se mettre à l'écoute. Dans le dialogue, ce n'est qu'en écoutant l'autre, vraiment, en pleine ouverture, en pleine sincérité, en plein désir de comprendre ce qu'il entend (troisième sens de ce verbe décidément intéressant) qu'on peut lui répondre dans la justesse.
« Le dialogue se doit d’être résonnance »
La parole comme la musique se reçoivent et, à mon sens, le dialogue se doit aussi d'être résonance, jeu d'échos avec ce que l'autre me propose. C'est d'ailleurs ainsi qu'avec Leyla Ramezan, nous concevons nos récitals. Elle me parle de son désir, elle interroge le mien ; je lui propose un thème, une idée, un auteur, elle me répond par des morceaux de musique qu'elle aime et qui résonne en elle en relation avec le thème. Puis, je l'écoute jouer, et je choisis des textes précis en fonction de ces émotions. Elle m'écoute les dire à haute voix et elle ajuste la musique, le rythme, les mélodies et quand nous répétons, je l'écoute jouer et cela transforme ma façon de dire.
Quand arrive le soir du spectacle, c'est encore dans l'écoute que se jouent les émotions propres à chaque représentation. Ces émotions elles-mêmes résultent en partie de la vibration des auditeurs qui nous écoutent ce soir-là. C'est ainsi que Rûmi et Schubert dialoguent par-delà les siècles, les cultures, les langues, les religions. Si seulement, l'Orient et l'Occident pouvaient s'écouter avec cette même harmonie et ce même désir !
Layla Ramezan
« Savoir écouter, savoir se parler… » C’est pleinement l’esprit dans lequel Rumî, le grand poète et philosophe persan du 13ème siècle, a commencé son œuvre poétique « Masnavi » en proclamant : « Ecoute la flûte du roseau… ». Sa philosophie invite à mettre l’écoute au cœur d’une discipline pour devenir plus humain. Ce qui m’a beaucoup inspiré dans la création du projet Schubert-Rûmi. Il se trouve que le mot « écouter », en français comme en persan, signifie accepter de se mettre à disposition pour se comprendre. L’expérience sensorielle du son crée un échange et c’est exactement ce qui se passe durant la préparation de nos concerts poétiques avec Leili Anvar : un dialogue entre les sons de la musique et ceux des mots.
Les mots, la musique ont-ils une dynamique commune ?
Layla Ramezan
Je peux dire que la musique et les mots tissent depuis des siècles un son commun. Dans la poésie il y a le sens des mots et la prosodie de la langue qui a été une source d’inspiration pour beaucoup de compositeurs. Schubert notamment, un admirateur de Goethe, a écrit les plus belles pages de l’histoire du lied (poème chanté et accompagné par la musique). Nietzsche disait d’ailleurs que dans ses lieder, il y a un lien véritablement organique entre la musique et les paroles. C’est intéressant de remarquer que l’inverse aussi existe: Rûmi était souvent inspiré par la musique pour écrire ses vers. Mais quand nous lisons silencieusement une partition ou une poésie, ce n’est pas encore sonore, et donc elle ne nous saisit pas complètement (sauf Beethoven qui pleurait en lisant les partitions). C’est l’expérience sensorielle du son qui crée un échange entre les mots et la musique.
« L’expérience sensorielle du son créé un échange entre les mots et la musique. »
Leili Anvar
Ce qui est intéressant dans le travail que nous faisons ensemble, Layla Ramezan et moi, c'est précisément de partir de deux systèmes poétiques et musicaux en apparence très dissemblables, avec des dynamiques qui semblent différentes, mais qui, une fois mises en regard et en dialogue, révèlent à un niveau plus profond, sous la surface, un élan commun, une dynamique d'ordre spirituelle, qui se manifeste par l'interprétation et fait jaillir un sens nouveau. Il y a du poétique dans la musique de Schubert et une musicalité omniprésente dans la poésie de Rûmi, ce qui indique que paroles et musiques habitent leur inspiration et qu'il n'est donc pas contradictoire de les faire se rencontrer à ce niveau où la parole devient musique et la musique, parole.
Les poèmes de Rûmi naissaient d'ailleurs de la musique. Il faut savoir que Rûmi n'a jamais formellement "écrit" des poèmes. Lors de « concerts spirituels » que l’on appelle samâ, et dont le but était de relier l’âme au divin, il entrait en extase et cette extase avait pour effet de lui inspirer des poèmes. C’est sans doute ce qui explique la rythmique et la musicalité singulière de ses vers. La musique avait aussi comme effet de mettre son corps en mouvement : il se mettait à danser dans un tournoiement spontané qu’il comparait lui-même à la « danse des atomes » enivrés d’amour divin. Il y a donc un lien très étroit entre le dynamisme de la musique, de la danse, des mots et son expérience spirituelle hors du commun.
« Une connexion puissante entre l’âme humaine et le cosmos »
Il me semble que l’un de ces points communs est la façon dont la musique de l’un et la poésie de l’autre expriment une connexion puissante entre l’âme humaine et la totalité du cosmos. Chez Schubert il y a une profonde méditation sur la présence de l’invisible dans l’audible, de la musique des sphères dans les phrases musicales. Les notes de sa musique sont la manifestation, dans le monde physique, d’une authentique expérience spirituelle. Pour Rûmi, c’est la poésie qui exprime par des mots et des rythmes une expérience intérieure de l’invisible et de l’indicible. C’est comme si, à six siècles d’intervalle, ils nous invitaient à contempler un même paysage émotionnel et spirituel, comme si la musique de Schubert faisait écho, par-delà le temps et l’espace, aux mots de Rûmi.
Vous évoquez la présence de l’invisible dans l’audible…
Leili Anvar
Il me semble que l'engouement pour l'œuvre de Rûmi vient de ce qu'elle est porteuse d'un message universel et hautement spirituel. La poésie de Rûmi chante l’amour de toute la création pour le Créateur et témoigne de ce que cet amour est source de joie et d’enivrement permanent pour qui sait se connecter à la vérité profonde du réel. Il y a chez lui cette vision d’une connexion cosmique de l’âme aux mondes visibles et invisibles. Et peut-être que son succès vient du besoin que nous avons —plus que jamais— de nous connecter à notre dimension intérieure. Parce que notre monde s’effondre, à la fois physiquement et spirituellement. Parce qu’il y a une véritable perte de sens et de repères. L’œuvre de Rûmi peut permettre de retrouver du sens. Ce dont il témoigne inlassablement, c’est que l’amour est l’axe de toute vie et le cœur battant de l’univers. Et bien qu’il puise son inspiration dans la tradition coranique et le soufisme, son propos n’est ni religieux ni sectaire, mais éminemment spirituel.
« Nous avons —plus que jamais— besoin de nous connecter à notre dimension intérieure. »
Layla Ramezan
Dans la musique de Schubert je ressens une sorte de mouvement perpétuel qui me rappelle le Samâ, la danse pratiquée chez les Derviches que Rûmi mentionne souvent dans ses poésies. Entendre la poésie de Rûmi et interpréter la musique de Schubert me ramène dans un état intérieur profond qui me permet de m’oublier. Il m’arrive de jouer la même oeuvre pendant des heures sans m’arrêter.
Rûmi est un poète universel, car au-delà de tout, il y a chez lui une sorte d’émotion pure et mystique que je retrouve également dans les œuvres de Schubert. Ce « Wanderer » a su véritablement « écouter », au travers d’une courte vie remplie de peines et de souffrances, et nous laisser des chefs-d’œuvre qui nous proposent une dimension universelle d’harmonie, en parfaite correspondance avec l’enseignement de Rûmi que Leili Anvar a traduit par la notion de « religion d’amour ».
Que peut-on attendre de l’art aujourd’hui ? (Une question qui nous est chère au Collège des Bernardins !)
Leili Anvar
L'art est peut-être encore l’un des rares espaces de pensée et d'émotion qui échappent à la binarité ambiante. L'émotion que l'on ressent devant une œuvre d'art digne de ce nom, permet de changer de regard en se laissant pénétrer par la pure altérité et même d'en jouir et de s'en réjouir. Pour les artistes dont la quête est proprement spirituelle, ce qui compte, c’est de donner un sens à la vie, d’indiquer le chemin de ce qui fait une vie bonne, juste et aimante.
L’art peut donc contribuer de manière décisive au perfectionnement de l'âme, mais l’art comme expérience et non comme pur savoir. Il s’agit finalement d'écouter et de contempler pour découvrir comment un tableau de Rembrandt, un poème de Rûmi ou une pièce de Schubert ouvrent une fenêtre sur notre monde intérieur, donnent un sens à notre existence et nous permettent de développer notre humanité. A mes yeux, cette humanité n’est rien d’autre que la divinité en nous.
« L’art peut donc contribuer de manière décisive au perfectionnement de l'âme, mais l’art comme expérience et non comme pur savoir. »
Layla Ramezan
Il est essentiel pour moi de mettre en lumière ce que l’art peut créer : un dialogue universel, par exemple entre Orient et Occident. Je fais de cette perspective une vocation personnelle dans mon cheminement d’artiste, qui, prenant sa source dans mes origines persanes, entretient l’écho de mon histoire personnelle, passé et présente.
Biographies
Leili Anvar, maîtresse de conférences
Chercheuse en littérature mystique, traductrice et maîtresse de conférences à l’INALCO, Leili Anvar est aussi une femme de radio. Elle a animé sur France Culture Les Racines du ciel qu'elle a co-produite avec Frédéric Lenoir et Les discussions du soir. Elle est aussi chroniqueuse pour Le Monde des Religions, où elle est chargée de la rubrique Regard spirituel. Traductrice et spécialiste de littérature mystique, elle travaille notamment sur l’œuvre du poète Djalâl ad-Dîn Rûmî et publié Rûmî aux éditions Entrelacs. Elle dirige la publication d'une anthologie de poésie arabe, persane et turque intitulée Orient – Mille ans de poésie et de peinture dont elle traduit les poèmes persans en 2009.
Elle traduit également le Manteqotteyr, chef-d'œuvre du poète persan 'Attâr, sous le titre Le Cantique des Oiseaux, aux éditions Diane de Selliers. Elle met en voix des récitals de poésie (en français, persan et anglais), accompagnée par de prestigieux musiciens/compositeurs, tels que Renaud GarciaFons, Karol Beffa ou Shani Diluka. Elle créé des récitals poétiques au Festival de Fès des musiques sacrées du monde, au Théâtre de la Ville, à l’UNESCO, à la Chapelle Matisse de Vence, au festival des musiques sacrées de Grasse, de Perpignan, de Nagaur, aux Rencontres de Cannes, au Musée Marmottant, au Musée Gustave Moreau, au Couvent de Dominicains de Haute Alsace, au Château de Mercier à Sierre, au Festival de Fès des culture soufies…
Leili Anvar est chevalier des Arts et des Lettres. Elle est lauréate du Iran Book Award 2014, catégorie Traduction littéraire, et reçoit de l’UNESCO le Prix Mevlana en 2014 et le Prix de l’institut Shams et Rûmi à Téhéran en 2015.
Layla Ramezan, pianiste
La pianiste iranienne Layla Ramezan a toujours cherché à créer des liens entre ses origines persanes et la musique contemporaine qu'elle côtoie quotidiennement. Elle se produit régulièrement en France, en Suisse comme à l’international et ses concerts sont diffusés par Radio France, RFI, Radio Suisse Romande, NPO Radio Néerlandais, CBC Radio Canada, NTS Radio, WDR et Deutschlandfunk.
Elle prépare actuellement l’enregistrement d’une série de quatre disques consacrés au projet 100 ans de musique classique iranienne pour piano chez le label Paraty (distribution Harmonia Mundi). Le premier volume de cette tétralogie « Compositeurs iraniens des années 1950 » est sorti en janvier 2017 et le deuxième volume intitulé « Sheherazade by Alireza Mashayekhi » est sorti en mai 2019. Elle a débuté son éducation musicale et pianistique à Téhéran puis, arrivée à Paris en 2001, elle poursuit sa formation à l’École Normale de Musique de Paris Alfred Cortot, ainsi qu’aux Conservatoires Nationaux de Saint-Maur des Fossés et de Créteil. Elle se perfectionne ensuite à la Haute Ecole de Musique de Lausanne, ville où elle réside actuellement.
Elle obtient deux Masters en Interprétation et en accompagnement. Layla Ramezan est lauréate de la Fondation Engelberts pour l’Art et la Culture en Suisse et la Fondation Albert Roussel en France. Ses projets sont également soutenus par la Ville de Lausanne.